Dans le coffre de la voiture de Luis

Frédéric et moi avons rencontré Luis un soir de novembre 2017.

Luis est charmeur, torturé, drôle, capable d’affirmer qu’il n’a jamais été amoureux mais que pour exister, il a besoin d’amour. Luis est complexe.

En retranscrivant l’interview qu’il nous a donnée ce soir-là, dans un petit hôtel en face du New Morning, rue en travaux, bordel un peu permanent, je me suis rendu compte du costume qu’il avait endossé : enjoué, souriant, chaleureux, insistant pour faire des bises alors que Luis nous parlait de son dernier album Criminal et :

  • De sa mère menteuse ;
  • Des choses qui font honte au réveil ;
  • D’amour unilatéral.

Il nous a montré aussi son nouveau tatouage, un loup sur l’avant-bras ou un coyote. Non, il a bien dit « wolf », donc c’est un loup. Il a aussi été particulièrement aimable, nous proposant à boire et rappelant à Frédéric qu’ils s’étaient rencontrés deux ans auparavant. Nous étions les derniers d’une longue journée passée pour lui à répondre à des questions.

Luis avait l’attitude d’une personne qui donnait le change alors que ses obsessions, bien réelles, ne le quittaient pas malgré la sortie d’un nouvel album, de la progression de son écriture et du partage avec nous d’un rêve, bien réel aussi, de composer de la musique de film. Des sujets, des projets qui portent, en principe.

C’était un moment joyeux, chaleureux, de ceux qui marquent et dont Frédéric et moi avons su, en sortant de l’hôtel, qu’il s’agissait là d’un moment plutôt rare.

Luis.

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En reprenant mes notes, je suis plongée dans quelques-unes de ses vidéos. Quelques jours avant, je voyais Drive pour la première fois et mon état d’esprit était habité par des images de voitures qui roulent vite, de Los Angeles la nuit, des freeways urbaines sans fin et de musique, surtout de musique, qui permet à l’imagination de se mettre en place, à condition de la laisser s’installer, sans limite. C’est le propre de l’imagination : elle doit être sans limite.

En reprenant mes notes, j’ai regardé la vidéo de Far.

« Take me far away

To escape myself

I was born to suffer

And it kills my mind

It kills me inside »

Ambiance.

Je me suis dit « Mince, c’est pas simple ça ».

La voiture va vite, le double défiguré qui hante l’homme fuit, les yeux écarquillés y traduisent le manque de souffle. Ou la trouille, je ne sais pas. Ca va sans doute ensemble.

J’ai regardé à nouveau la vidéo, scruté longuement cette voiture, elle me plaisait, puis écouté la chanson en faisant autre chose et je me suis endormie, laissant se mêler pendant mon sommeil toutes les sources de l’imagination que cette rencontre et cette vidéo avaient fait émerger.

En plus de composer encore et encore des chansons pour son public parfois déchainé, Trent Reznor compose désormais de la musique de film dont la première réalisation a été récompensée aux Oscars (pour The Social Network de David Fincher, son grand pote) :  la chance du débutant arrive aussi à Trent Reznor à 50 ans, c’est en tous cas une belle prouesse qui encourage à se lancer à tout âge de la vie.

D’ailleurs, depuis quand la vie serait une chronologie ?

Mon obsession taquine pour Trent Reznor date. Je n’ai jamais autant rigolé en écrivant qu’avec :

La premier texte a ma préférence, il montre un Trent qui hurle que sa vie est un tas d’immondices… avec une coiffure ridicule : ça tue le propos. Imaginez un Fraggel Rock s’époumoner en expliquant que non « Dieu est mort » ou que son âme est rampante comme une vipère en phase de putréfaction (en gros, hein, c’est une petite synthèse des thèmes d’auto-destruction du gars).

Bref. L’analogie entre Trent et Luis est apparue.

Je vais vous faire grâce de me baser sur les chansons du début de la carrière de Nine Inch Nails (c’est le groupe fondé par Trent Reznor, un one-man-band) dans lesquelles il dit n’importe quoi. Ou si ce n’est pas n’importe quoi, c’est vraiment pas la grosse rigolade (et en même temps, si la Compagnie Créole creusait les thèmes de l’auto-destruction, ce ne serait plus la Compagnie Créole).

Extraits (de Trent, pas de la Compagnie Créole) :

« I put my faith in god and my trust in you

Now there’s nothing more fucked up I could do »

« J’ai placé ma confiance en Dieu et en toi

J’ai jamais fait plus grande connerie »

Wish, 1993

L’ambiance n’est pas à la fête. Sachez en tous cas que je n’aimerais pas être son ex à ce type.

Autre extrait :

« I hurt myself today

To see if I still feel

I focus on the pain

The only thing that’s real »

« Je me suis fait mal aujourd’hui

Pour voir si je ressentais encore quelque chose

Je suis attentif à la douleur

Le seul truc vrai »

Hurt, 1995

Parfois, je me dis que ne pas comprendre les paroles, c’est bien aussi. Comme ça. Ma traduction est rapide, mais bon, vous comprenez l’idée… celle qu’on peut s’en passer.

Non, ne partons pas de la colère fondatrice de ce groupe, mais d’une autre chanson, en réalité celle qui m’est venue spontanément lorsque j’ai ré-écouté Far de The Soft Moon (groupe fondé par Luis, Vasquez de son nom, un one-man-band, bis repetita).

Into the void, c’est une chanson typique de Nine Inch Nails : et vas-y que je te superpose des pistes et vas-y que je commence petit, avec une seule piste, et puis une autre et tiens, encore une autre, au final on a 37 pistes (j’exagère à peine) et bam, je finis avec un petit soufflé a capella.

« Tried to save myself but myself keeps slipping away » disent la première et la dernière phrases. N’allons pas plus loin.

« J’ai essayé de me sauver, mais j’ai sans cesse échoué » (en gros).

Et bien, n’allons pas plus loin non plus.

(Alors, libre à vous de découvrir la vidéo de cette chanson, démarrant par un procédé macro photographique pour finir sur un zoom out sur le groupe qui casse ses guitares, c’est dispensable, mais la chemise que porte Trent vaut peut-être cet effort. Ou vous pouvez aussi simplement écouter la chanson et vous amuser, comme lors d’un cours de solfège, à compter les pistes).

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Ce que j’ai envie de voir entre les deux, Luis et Trent, c’est une sorte de filiation qui se base juste sur des éléments subjectifs, des trucs que je suis la seule à trouver fantastiques parce qu’à bien des égards et quoique de façon inégale, je trouve leur musique fantastique.

Des thèmes peu racoleurs – celui de la détestation de soi -, à des pieds lourds sur toutes sortes de pédales – à effet ou sur celle d’une Pontiac Firebird -, d’un talent dont celui de l’un n’attend que de se révéler… j’ai envie de voir entre ces deux artistes, qui se planquent derrière une identité faussement collective (le fameux one-man-band), une histoire commune de rédemption par la création.

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Trent est aujourd’hui un artiste incontesté, père d’une famille de 4 enfants, rangé parce qu’il s’agit de la même maman.

Luis en est encore à vouloir faire semblant en interview, faire semblant de jongler sans aucun filet entre l’oeuvre et lui-même, comme pour s’excuser d’avoir écrit des textes aussi sombres et mis en scène des vidéos de fuyard à bord d’une voiture énervée (la fuite, ça se fait toujours en voiture, j’en a déjà parlé, ou alors on ne fuit pas. Imaginez : peut-on fuir en rollers ? ).

Mais Luis m’envoie contre le mur du fond de la salle quand je le vois en concert, je le lui ai dit. Il a ri.

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Au bout d’un moment, on arrête de se cacher. Ou de se raconter des histoires. Ca ne sert à rien, tout est dans les textes. Ou dans le coffre de la bagnole. Ca nous suit où que l’on aille, donc.

Interview de The Soft Moon à paraitre dans la prochain numéro de Persona.

Crédit photo : The Soft Moon Instagram

Initialement publié en février 2018.

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