Sur Alexander Hacke, Berlin, Christiane F. et Birol Ünel

Berlin-Ouest – le début

Il parait qu’Alexander Hacke a eu Christiane Felscherinow – appelée aussi Christiane F. – comme première petite amie. C’est elle qui révèle qu’elle lui a volé sa virginité dans le second tome de sa biographie, celui qui a été publié en 2013, près de 35 années après la parution du 1er, en 1978 et qui a marqué, il paraît, toute une génération. Tout le monde connait ou a lu ce livre, Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée.

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A cette époque, Alexander Hacke était – il paraît aussi parce que seule la version de Christiane F. a été consignée et portée à la connaissance du plus grand nombre – un nerd à lunettes, complexé et fou d’expérimentations sonores, fou de Christiane, belle petite nana qui posait toute chatte à l‘air, que tout cela était normal, qu’à cette époque, on pouvait entendre des chansons qui scandaient « Hiroshima wie schön es war » (« Hiroshima, c’était beau ») et que Berlin n’avait rien à envier à Londres et ses punks aux dents vertes. Et pourries.

C’était Berlin-Ouest avant 1989, dans le quartier de Kreuzberg dans lequel il faut se plonger pour entrer dans l’œuvre de Hacke, et plus précisément dans OranienStrasse. J’ai remonté cette rue de nombreuses fois à partir de 2005, date de mon premier voyage à Berlin. J’ai arrêté de compter à partir de mon 10ème séjour lequel date déjà un peu.

OranienStrasse est la rue emblématique du Berlin-Ouest alternatif d’avant la chute du mur et cet emblème a à voir avec les bousculades à l’entrée du club S036, les pogos, les files d’attente devant les chiottes des filles, leurs grimaces devant le miroir après s’être remis du rouge à lèvres, les mecs à la tête rasée qu’elles repoussent tandis qu’elles se déplacent en bande des toilettes jusqu’au bar, les groupes qui s’y produisent et expérimentent à n’en plus finir… Tous ces gens n’avaient que ça à faire : ne rien faire. La vie était simple, mouvementée.

SO36/ Buch/ Sontheimer

Alexander Hacke était amoureux de Christiane F. et ainsi allait la vie. Il se faisait alors appeler Alexander von Borsig et avec Christiane, ils avaient monté un groupe qui s’appelait Sentimentale Jugend (ce qui signifie « Jeunesse sentimentale ». Je me demande quelle influence ce nom a eu sur le nom du groupe Tristesse Contemporaine. Je me dis même qu’on pourrait créer un générateur de nom de groupe qui associerait un élément de temporalité (jeunesse, contemporain) et un élément émotionnel (sentimental, tristesse). Cela donnerait : Vieillesse Mélancolique, Moderne Passion, Antique Esthétique… Bref.

C’était Berlin-Ouest avant la chute du mur en 1989.

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Einstuerzende Neubauten – l’essentiel

Alexander Hacke est un homme grand qui porte souvent des débardeurs et qui se produit sur scène Birkenstock aux pieds, avec ou sans chaussettes, mais je crois que c’est plus souvent sans chaussettes.

Il est un membre fondateur d’Einstuerzende Neubauten.

Il est celui qui porte de petites lunettes de vue. Il est celui qui porte sa basse assez bas.

Il est celui qui, lorsque Einstuerzende Neubauten joue sur scène, semble habité par une énergie diabolique. Il est celui dont la moustache travaillée lui donne un air aussi diabolique.

Il est celui qui, pourtant, à la fin des concerts, serre les mains de ses fans et les remercie pour leur fidélité et leur présence.

Il est celui qui, lorsque je l’écoute au casque en travaillant dans un café, fait déplacer mes voisins de table d’une place ou deux (c’est véridique, cela vient de se produire alors que j’écris ce texte, rue du Faubourg Saint Denis).

Il est en réalité celui que je fixe sans discontinuer à chaque concert de Einstuerzende Neubauten parce qu’il en est, à mon goût, le membre le plus créatif. Il est celui qui semble être capable d’aller au-delà de cette formation parfois enfermante.

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Gegen die Wand/Head-On – la musique de film

Pour Fatih Akin et son film Gegen die Wand, Alexander Hacke a produit plusieurs titres de la bande originale, notamment ceux de Selim Sesler, clarinettiste turc, dont le premier morceau Saniye’m projette tout de suite le spectateur dans un brouhaha joyeux, celui d’une jeune femme qui tourbillonne et rêve de liberté. Elle ne fait pas qu’en rêver d’ailleurs… elle la vit.

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Dans son rôle de curateur, Alexander Hacke convoque de la musique allemande, de la musique traditionnelle turque, du hip-hop turc, plein de trucs turcs et allemands aussi, et aussi un truc bien racoleur qui colle à la peau de Sibel – premier personnage féminin du film, ange tombé du ciel qui le lui fera bien payer, d’ailleurs, le ciel –  ce truc qui lui colle à la peau comme lui colle le short très court qu’elle malmène en dansant comme une petite allumeuse sous les yeux de Cahit, homme perdu qu’elle a séduit… pour échapper à sa famille. Ce truc racoleur, c’est Temple of Love de Sisters Of Mercy et c’est sur ce titre choisi par Hacke que l’on assiste à la décomposition de Cahit, celle de son visage du moins, car cette Sibel, il ne peut pas la toucher, dans tous les sens du terme. Pourtant, elle danse, elle danse… et ne s’arrête pas de danser sous ses yeux et lui, il voit aussi qu’elle danse sous les yeux de tous.

Plus tard, dans la bande originale, c’est Alexander Hacke lui-même qui prend le micro. Avec Tract, ça sent la gueule de bois et la bouche pâteuse. Sibel s’est tapé plusieurs hommes, qu’elle a séduits sous les yeux de Cahit, tombé amoureux. L’évocation permise par la chanson est celle de la leçon que l’on ferait à un ami : « Bah tu vois, je t’avais prévenu. Tu t’es fait prendre pour un con » – « Mais non » – « Mais si ».

Il touche tout le monde Cahit, sauf Sibel. C’est un désastre pour lui, son visage est comme une carte où se lisent toutes les déceptions mais aussi de petits résidus d’espoir et c’est Birol Ünel qui incarne ce désastre.

Enfin, quand la vie de Cahit s’écroule d’une certaine façon, que Sibel n’a pas tenu sa promesse, Hacke sélectionne une reprise de Life’s what you make it de Talk Talk par Zinoba, groupe allemand éphémère, reprise bonne à t’apitoyer, à être malheureux à en crever, à chialer le visage collé contre une vitre ou un mur en crépi. C’est la fin. Et Birol Ünel est ce visage défiguré par la dévastation.

Retour à OranienStrasse – la contemplation

J’ai rencontré Birol Ünel. A Berlin, le 1er janvier 2006.

Non, en fait, je ne l’ai pas rencontré. Je l’ai observé. Le moment était suspendu, pas par le fait de le voir mais par l’ensemble des éléments qui avaient rendu possible cette sensation que je ressentais, là, assise et tranquille au fond d’une taqueria de OranienStrasse.

Ce 1er janvier 2006, alors que les pétards de Kreuzberg qui m’avaient empêchée de faire une sieste la veille avaient enfin cessé, j’ai quitté en silence l’appartement de WranglerStrasse et je suis venue boire un milchkaffee dans ce restaurant tout en bois jaune pour y corriger des copies. Il était tard, presque 18h. Berlin était blanche, calme et silencieuse.

J’ai poussé la porte de la taqueria Florian et c’est Birol Ünel qui me l’a tenue, le regard dans le vague. Il sortait fumer.

Installée à quelques tables de lui, je l’ai vu entrer à nouveau et s’allonger en posant sa tête sur les genoux de sa compagne, une jolie jeune femme, le regard doux et la peau lumineuse. Elle caressait ses cheveux. Parfois, il relevait sa tête pour réclamer un baiser, qu’elle lui donnait toujours. J’ai trouvé que c’était beau et j’ai pensé que j’étais heureuse d’être à Berlin, ce 1er janvier, à deux pas du SO36.

Kottbusser Tor – leur point de chute

10 ans après cette rencontre fugace au souvenir pérenne, j’apprenais que Birol Ünel était sans abri et qu’il dormait sur les trottoirs de Kreuzberg, aux alentours de Kottbusser Tor, station de métro la plus proche de Görlitzer Park, haut-lieu berlinois de la vente de drogue où à quelques mois près, Christiane F., alors âgée de 51 ans, y était repérée en train de s’approvisionner.

Pendant ce temps, Alexander Hacke et son épouse, l’artiste Danielle de Picciotto, parcourent le monde donnant ce que j’appelle l’image belle et sublime du couple créateur.

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Pendant ce temps aussi, je me remémore les murs de Kreuzberg et les enfants qui, heureux, dévalent en luge les talus enneigés de Görlitzer Park, débarrassé de ses dealers pour cause de grand froid.

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Berlin, janvier 2006

Article publié dans le numéro de PERSONA de juin 2018.

MAJ : Birol Ünel 1961 – 2020.

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